CHAPITRE VI
Et la tempête fit un miracle
LES trois petits Gauthier regardaient la mer avec stupéfaction. Ils avaient été si bien absorbés par la visite détaillée du vieux château qu’aucun d’eux n’avait remarqué le brusque changement du temps.
Un second roulement de tonnerre leur parvint. On aurait dit un gros chien grondant derrière les nuages. Dagobert lui-même s’y trompa et répondit par un grondement analogue.
« Ma parole, nous voici coincés ici, murmura Claude, alarmée. Nous ne pourrons pas rentrer à la maison à l’heure prévue, c’est certain. Le vent souffle de plus en plus fort. Je n’ai jamais vu le ciel se couvrir avec une telle rapidité. »
Lorsque les enfants s’étaient mis en route, le ciel était couleur d’azur. À présent, il virait presque au noir et de gros nuages sombres couraient à basse altitude. Ils avaient l’air de fuir, comme si un ennemi invisible les poursuivait. Le vent hurlait si lugubrement qu’Annie se sentit effrayée.
« Voilà la pluie qui arrive ! » annonça François en regardant une énorme goutte de pluie qui venait de s’écraser sur sa main. « Nous ferions bien de nous mettre à l’abri. Qu’en dis-tu, Claude ? Nous allons nous faire tremper si nous restons ici.
— Oui, attends une minute, répondit Claude. Vois donc la grosseur des vagues qui envahissent la baie. Nous assisterons dans un instant au déchaînement complet d’une tempête peu ordinaire. Seigneur… quel éclair ! »
Les vagues, en effet, prenaient des proportions colossales. Le spectacle était fascinant. L’aspect de la mer avait changé aussi vite que celui du ciel. Les flots s’enflaient, s’écrasaient avec fracas sur les rochers et venaient ensuite balayer la petite plage de l’île avec une force terrifiante.
« Je crois qu’il est préférable de tirer notre canot plus haut encore, déclara soudain Claude. Cette tempête s’annonce formidable. En été, vous savez, les tempêtes sont quelquefois pires qu’en hiver. »
François et elle se mirent à courir vers l’endroit où ils avaient laissé le bateau… Claude avait eu raison de prévoir le pire : déjà des vagues énormes cherchaient à entraîner la petite embarcation.
Suivant une pente douce latérale, les deux enfants tirèrent le bateau presque jusqu’au sommet de la falaise où Claude l’attacha solidement à une souche enracinée dans les rochers.
À présent il pleuvait à seaux. Les vêtements de Claude et de François étaient transpercés.
« J’espère que les autres auront eu assez de jugeote pour se réfugier dans la salle qui possède un toit et des murs » dit Claude en prenant sa course vers le vieux château.
Ainsi qu’elle l’avait supposé, c’est là qu’elle retrouva Mick et Annie. Tous deux avaient l’air gelés et effrayés. Il faisait très sombre dans la pièce qui ne prenait jour que par les deux étroites fenêtres et la petite porte d’entrée.
« Si nous allumions un bon feu pour rendre l’endroit un peu plus réjouissant ? proposa François en regardant autour de lui. Je me demande par exemple où nous pourrions bien dénicher du bois sec ? »
Comme pour répondre à sa question, une petite troupe de choucas s’envola en criant dans la tempête.
« Que je suis bête ! Nous n’allons pas avoir à chercher bien loin ! s’écria François. Nous trouverons certainement un tas de branchettes sur le sol, au pied de la tour ! Vous savez bien : là où les choucas font leur nid. Ils ont dû en laisser tomber pas mal. »
Il sortit en courant sous la pluie et se précipita vers la tour. Il en revint bientôt avec une brassée de bois mort.
« Parfait, dit Claude. Nous allons pouvoir faire un beau feu de joie. L’un d’entre vous a-t-il du papier pour l’allumer… et des allumettes ?
— Je possède quelques allumettes, répondit François, mais je ne pense pas que nous ayons du papier…
— Mais si ! coupa Annie. Nos sandwiches sont enveloppés. Déballons-les, et nous utiliserons le papier pour le feu.
— Bonne idée ! » approuva Claude.
Les enfants se hâtèrent de défaire le paquet de sandwiches et, après avoir étalé un mouchoir propre sur une pierre plate, les posèrent sur cette nappe improvisée. Ensuite, ils édifièrent un foyer dans la cheminée encore utilisable, avec le papier dessous et les menues branchettes disposées en croix par-dessus.
Quelle joie de mettre le feu au papier ! Celui-ci se mit à flamber sur-le-champ et les brindilles prirent à leur tour, car elles étaient bien sèches. Bientôt le feu crépita gaiement et la petite pièce se trouva tout illuminée par les flammes dansantes.
Dehors, en revanche, il faisait à présent très sombre. Les gros nuages chargés d’électricité étaient descendus presque à toucher le haut de la tour du château. Et comme ils allaient vite ! Le vent les poussait en direction du nord-est, mugissant presque aussi fort que la mer elle-même.
« Je n’ai jamais, jamais entendu l’Océan faire un aussi terrible vacarme, constata Annie, apeurée. Non, en vérité, jamais ! Je crois qu’il lui serait impossible de faire plus de bruit ! »
Elle n’avait pas tout à fait tort. Avec le hurlement du vent et le fracas des grosses vagues autour de la petite île, c’est à peine si les enfants pouvaient s’entendre ! Il leur fallait crier pour se faire comprendre.
« Déjeunons ! hurla Mick auquel l’émotion n’arrivait jamais à couper l’appétit. Nous ne pouvons rien faire de mieux, avec cette terrible tempête.
— Ma foi, tu as raison ! » opina Annie en jetant un regard de convoitise aux alléchants sandwiches. « Ce sera amusant de pique-niquer ici, près du feu, dans cette pièce sombre et ancienne. Je me demande depuis combien de temps il n’y est pas venu de convives. Je voudrais bien rencontrer ces gens !
— Pas moi ! » affirma Mick avec un certain malaise. On aurait presque dit qu’il s’attendait à voir des personnages du temps jadis entrer dans la pièce pour partager son repas. « Cette tempête est assez sinistre sans que l’on parle encore de choses comme ça. Rencontrer des spectres ! En vérité…»
Tous se sentirent beaucoup mieux quand ils eurent dévoré leurs sandwiches et bu de la bière. Le feu pétillait de plus en plus gaiement au fur et à mesure qu’il gagnait les branchettes supérieures. Il dispensait une chaleur agréable car, à présent que le vent soufflait si fort, la température s’était beaucoup rafraîchie.
« Nous irons chacun à notre tour chercher du bois mort », décida Claude.
Annie, cependant, refusa d’y aller seule. Elle faisait de gros efforts pour cacher à quel point la tempête l’effrayait, mais il ne fallait pas lui en demander trop. Il aurait été au-dessus de ses forces de sortir de leur confortable refuge pour s’élancer sous la pluie, avec le tonnerre grondant autour d’elle.
Dagobert, lui non plus, ne semblait guère apprécier la tempête. Il s’était assis tout contre Claude, les oreilles dressées, et il grognait chaque fois qu’un coup de tonnerre ébranlait les vieux murs. Les enfants lui donnaient de temps à autre à manger, car lui aussi avait grand-faim.
Comme dessert, outre les prunes, chacun des enfants avait droit à quatre biscuits.
« Je crois que je vais donner tous les miens à Dagobert, dit Claude. Je n’ai pas pensé à apporter les biscuits de chien qu’il mange d’habitude et le pauvre a l’air si affamé !
— Non, ne fais pas ça ! intervint François. Nous allons chacun lui donner un biscuit. Ça lui en fera quatre en tout et il nous restera encore trois biscuits par personne. C’est bien suffisant !
— Vous êtes vraiment gentils. Dis-moi, Dagobert, n’est-ce pas qu’ils sont très gentils ?
— Ouah ! » aboya Dagobert qui semblait tout à fait de l’avis de sa petite maîtresse. Et, pour prouver son affection, il donna de grands coups de langue à tout le monde, encore et encore, ce qui fit bien rire les enfants. Alors, fou de joie, il se mit sur le dos et permit à François de lui chatouiller le ventre.
Mick jeta une nouvelle brassée de brindilles sur le feu et le pique-nique s’acheva gaiement. Un peu plus tard, ce fut encore à François d’aller chercher du bois sec. Il sortit donc dans la tempête. Dehors, il se tint un moment debout, immobile, la pluie ruisselant sur sa tête nue.
L’orage semblait à présent se déchaîner juste au-dessus du vieux château. Un éclair flamboya dans les nues, presque aussitôt suivi d’un coup de tonnerre. François n’avait pas peur de la tempête en général, mais celle-ci l’impressionnait. Elle était vraiment formidable. Les éclairs déchiraient le ciel environ toutes les trente secondes et le tonnerre grondait si fort qu’on aurait cru entendre des montagnes entières s’écrouler. À peine le tonnerre cessait-il que l’on percevait le mugissement de la mer… et ce bruit lui aussi avait quelque chose de formidable. L’embrun rejaillissait si haut dans l’air que François, pourtant debout au centre du château en ruine, s’en trouva aspergé.
« Il faut à tout prix que j’aille voir à quoi ressemblent les vagues, songea le jeune garçon. Si leur écume arrive jusqu’à moi, elles doivent atteindre une grosseur monstrueuse ! Je me demande comment nous allons pouvoir rentrer ce soir. Bah ! Annie a déjà posé la question et Claude a répondu que les grains de ce genre étaient de courte durée. » François quitta donc l’enceinte du château et se mit à grimper sur l’un des remparts en ruine. Une fois arrivé au sommet, il s’y tint debout, ses regards dirigés vers le large. Le spectacle qui s’offrait à lui dépassait tout ce qu’il avait imaginé.
Les vagues ressemblaient à de grands murs liquides couleur gris-vert. Elles se ruaient à l’assaut des rochers qui entouraient l’île de Kernach et l’écume jaillissait alors d’un blanc cru et miroitant contre le ciel d’orage. Celles qui venaient s’écraser contre l’île elle-même se précipitaient avec une telle force contre la falaise que François pouvait sentir l’effet de ces coups de bélier : le mur tremblait sous ses pieds.
Le garçon continua à rêver un moment, s’émerveillant tout bas de la beauté du spectacle. Une minute même il se demanda si l’océan ne réussirait pas à submerger l’île ! Puis, à la réflexion, il se dit que, si cela avait dû arriver, la catastrophe se serait produite depuis longtemps. Cependant, il ne parvenait pas à s’arracher à sa contemplation. Et soudain, tandis qu’il regardait déferler les grosses vagues, il aperçut quelque chose de très curieux…
L’objet se détachait sur la mer, au-delà de la barrière des brisants. On le voyait ballotté par les vagues. C’était une masse sombre, assez grosse, qui semblait avoir jailli du sein des flots et cherchait à retrouver son équilibre. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?
« Il ne peut s’agir d’un bateau », se dit François en lui-même. Cependant le jeune garçon sentait son cœur battre plus vite tout à coup, et son regard s’efforçait désespérément de percer le double rideau de la pluie et de l’embrun. « Non, ce ne peut être un bateau et pourtant cette chose ressemble bien à un navire. Quel malheur si c’en était vraiment un ! Assurément personne à bord ne pourrait échapper à cette terrible tempête ! »
Il continua un long moment à guetter l’objet inconnu. La masse sombre reparut au sommet d’une vague, puis disparut de nouveau dans un creux. François se décida alors à aller prévenir les autres. Il entra en courant dans la petite salle où brûlait toujours le feu de bois.
« Claude ! Mick ! Il y a quelque chose de bizarre qui flotte sur la mer, au-delà des brisants, au large de l’île ! cria-t-il de toute la force de sa voix. Ça ressemble à un bateau et pourtant il paraît impossible que ça en soit un ! Venez vite voir ! »
Les trois enfants le regardèrent d’un air surpris puis se mirent vivement debout. Claude jeta en hâte quelques branchettes supplémentaires sur le feu pour l’entretenir puis se précipita à la suite des autres sur les talons de François.
Dehors, il pleuvait toujours mais la tempête semblait pourtant s’être un peu apaisée. Les éclairs s’espaçaient petit à petit et les roulements du tonnerre se faisaient plus lointains. François conduisit la petite troupe jusqu’au mur sur lequel il s’était hissé pour voir la mer.
Les trois autres grimpèrent à leur tour et contemplèrent avec curiosité l’immensité liquide. Ils ne virent d’abord que les gigantesques vagues gris-vert qui accouraient à l’assaut de la terre du fin fond de l’horizon. Elles venaient s’écraser sur les récifs et se ruaient sur l’île comme si elles eussent voulu l’engloutir. Annie s’accrocha au bras de François. Elle se sentait perdue et effrayée.
« Tout va bien, Annie. N’aie pas peur ! » hurla François pour dominer de bruit de la tourmente. « Regarde plutôt là-bas, tu vas voir quelque chose d’étrange dans une minute ou deux…»
Quatre paires d’yeux suivirent la direction qu’il indiquait. Cette fois encore les enfants ne virent rien, car les vagues montaient si haut qu’elles leur bouchaient la vue.
Et puis, soudain, Claude entrevit quelque chose.
« Grand Dieu ! s’écria-t-elle. C’est bien un bateau ! Oui, c’en est un ! Serait-il en train de faire naufrage ? C’est un navire… pas un petit voilier ou un simple bateau de pêche !
— Pourvu qu’il n’y ait personne à bord ! » gémit la pauvre Annie bouleversée.
Les quatre enfants continuèrent à surveiller la forme mouvante et Dagobert se mit à aboyer en l’apercevant à son tour. L’étrange navire était ballotté sur les flots à droite et à gauche. Cependant, il semblait que les vagues le rapprochassent de l’île.
« Il va se briser sur les récifs, annonça François brusquement. Voyez,… il pique droit sur les rochers ! »
Il avait à peine fini de parler que le bateau, avec un craquement sinistre, alla se fracasser sur les rocs acérés qui protégeaient l’île au sud-ouest.
Il demeura là, oscillant légèrement chaque fois que les grosses vagues passaient sous lui et le soulevaient un peu.
« Le voilà immobilisé, dit Claude. Je ne pense pas qu’il bouge, à présent. La marée ne va pas tarder à redescendre, et la coque restera sans doute calée sur les rochers. »
Au même instant, un pâle rayon de soleil se faufila à travers les nuages puis disparut.
« Chic ! se réjouit Mick à haute voix. Le beau temps a l’air de vouloir revenir. Nous allons pouvoir nous réchauffer et nous sécher au soleil… Peut-être même pourrons-nous aller voir de plus près à quoi ressemble cet infortuné navire. Oh ! François… j’espère qu’il n’y a plus personne à bord ! Je souhaite que l’équipage ait eu le temps de se sauver et se trouve actuellement en sécurité, quelque part sur la terre ferme. »
Cependant les nuages commençaient à se dissiper. Le vent avait cessé de souffler en tempête. Il s’était transformé en une brise assez forte. Au bout d’un moment le soleil fit une apparition plus longue que la première fois et les enfants savourèrent sa chaude caresse.
Tous continuaient à regarder le bateau échoué sur les rocs. Soudain, un rayon de soleil tomba en plein dessus et l’éclaira.
« Ce bateau semble bizarre, dit François. Oui, je lui trouve quelque chose d’étrange. Je n’ai jamais vu aucun navire de ce genre. »
Claude considérait le bateau naufragé d’un air intrigué. Soudain, une petite flamme s’alluma au fond de ses prunelles bleues. Elle se tourna vers ses cousins et ceux-ci furent stupéfaits de voir ses yeux devenus si brillants. La visible excitation de la fillette se manifesta quand elle tenta de communiquer aux autres ce qu’elle avait découvert. Elle n’arrivait pas à trouver ses mots.
« Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda François en lui prenant la main.
— François… oh ! François !… C’est mon épave ! » s’écria Claude d’une voix aiguë, vibrante d’enthousiasme. « Comprends-tu ce qui est arrivé ? La tempête a dégagé le navire du fond sur lequel il reposait et il est remonté à la surface. Alors les vagues l’ont dressé sur les rochers. Je te dis que c’est mon épave ! »
Très vite, les autres se rendirent compte que Claude avait raison. C’était bien le vieux bateau naufragé qui s’offrait à leur vue. Pas étonnant qu’il leur ait paru si bizarre ! C’était un navire de l’ancien temps, à la silhouette très particulière.
C’était l’épave, surgie des profondeurs où elle dormait depuis si longtemps, et venue s’échouer tout près d’eux…
« Claude ! Dès que nous le pourrons, nous remettrons le canot à l’eau et nous irons voir ton épave de tout près. Il nous sera facile à présent de pénétrer dans la coque ! s’écria François, fou de joie. Nous en explorerons l’intérieur, d’un bout à l’autre. Et qui sait si nous ne découvrirons pas l’or disparu. Oh ! Claude ! »